U Silvarecciu, u Pianu, a Casalta : une mémoire médiévale, Cappella.
Trois villages pour un territoire, et un nom pourtant absent de toute toponymie d’ordre ecclésiastique ou civil, qu’elle soit pisane, génoise ou française, quelle qu’en soit l’époque.
Le terme Cappella, en tant que nom propre, a franchi les siècles jusqu’à nos jours par la seule tradition orale pour désigner l’ensemble des territoires de a Casalta, u Silvarecciu, u Pianu, situés en Castagniccia (Haute-Corse) dans la pieve d’Ampugnani, à l’adret des contreforts du mont Sant’Anghjuli, regardant le midi et le Fiumaltu qui coule en contrebas.
Peu distants les uns des autres, relativement à l’écart des autres localités, ils constituent une véritable entité géographique, démographique et culturelle, si petite soit-elle.
La persistance de cette connaissance populaire du local, sa perpétuation jusqu’à nos jours, demeurent saisissantes. A travers un terme énigmatique, cette perception rend compte d’une réalité ancienne et d’un contexte historique oublié aujourd’hui, noyés que sont nos villages dans des ensembles plus vastes depuis si longtemps.
Simultanément, une question vient : faut-il que la signification culturelle, la dimension anthropologique, soient puissantes pour que la lecture de ce territoire, la compréhension de ses limites, de son identité, – et peut-être même perçue comme le référent de l’identité des femmes et des hommes qui portent Cappella en eux comme une image et comme le mot de leur commerce amical, familial, affectif, l’étiquette de leur interconnaissance – , soient portées au présent des temps contemporains, comme porteurs d’une histoire commune, d’une structure inconsciente, d’un langage parmi les langages, mais quelle histoire, pour quelle durée ?
Simultanément, une question vient : faut-il que la signification culturelle, la dimension anthropologique, soient puissantes pour que la lecture de ce territoire, la compréhension de ses limites, de son identité, – et peut-être même perçue comme le référent de l’identité des femmes et des hommes qui portent Cappella en eux comme une image et comme le mot de leur commerce amical, familial, affectif, l’étiquette de leur interconnaissance – , soient portées au présent des temps contemporains, comme porteurs d’une histoire commune, d’une structure inconsciente, d’un langage parmi les langages, mais quelle histoire, pour quelle durée ?
Sans avoir l’explication de cette dénomination, et avant d’en émettre une hypothèse, observons la terminologie administrative ayant cours dans l’histoire de la Corse, notamment les notions de pieve, cappella et parocchia, et leur évolution à travers les siècles.
Corsica fatta à pieve
Depuis le Haut Moyen-Age, la pieve (du latin plebs, le peuple) forme l’unité territoriale civile et religieuse en Corse. Loin d’être une spécificité insulaire, ce système est commun à une vaste zone comprenant toute l’Italie septentrionale ainsi qu’une partie du centre, jusqu’aux Marche, l’Ombrie et la Toscane.
Dans l’ensemble de la Terra ferma ou Italie continentale, la diffusion des pieve ecclésiastiques débuterait au VIème siècle, par la disparition de l’organisation de l’état romain. La progressive érosion des institutions et structures de pouvoir après la chute de l’Empire fait en grande partie passer l’administration du territoire aux autorités religieuses, que ce soit dans les campagnes ou dans les centres urbains de moyenne importance.
En sus de constituer le noyau de l’organisation ecclésiastique des territoires ruraux, la pieve hérite donc des fonctions civiles et administratives de la cité romaine : Aux fonctions religieuses, le piévan ajoute les activités de notaire, de percepteur, et peut coordonner des travaux de défense ou d’aménagement de son territoire.
S. Maria Natività - Détail |
Ces fonctions religieuses sont alors primordiales dans un espace à l’habitat très morcelé, subdivisé en ville, en des temps où la « conquête » chrétienne s’effectue avec lenteur dans un monde où les peurs travaillent les hommes sortis du polythéisme et les livrent à la quête d’un dieu unique salvateur, une explication du sens de la vie. Les fonctions baptismales étant initialement attribuées aux seules cathédrales, proches des villes, la pieve est l’unique lieu de culte pouvant administrer les principaux sacrements aux populations vivant loin des centres : placée au cœur de son territoire, souvent dans un carrefour, l’église piévane demeure le lieu des rites de passages essentiels qui font, pour l’homme, l’entrée en religion.
Par extension, la pieve désigne l’étendue ce ce territoire dévolu à l’église baptismale, correspondant souvent à une vallée bien individualisée, ou à la partie haute, centrale ou basse d’une vallée, ou encore à plusieurs vallées limitrophes. Les frontières en sont souvent des lignes de crêtes, et pour les pieve débouchant en plaine, des cours d’eau et la mer.
Da pieve à cappella
La Corse - Carte pisane du XIIIe siècle |
A partir de 1070, cette action a abouti à un nouveau maillage administratif de l’île par la naissance des pieve, subdivisions des évêchés, et des cappelle, subdivisions de celles-ci. On y érige de nombreuses chapelles et églises de style roman, au plus près de la population des campagnes.
En Ampugnani, la piévanie est édifiée sur le territoire de a Casalta (Santa Maria Natività). De nombreuses chapelles ont vu le jour, à u Quercitellu (San Petruculu d’Accia, San Ciprianu), u Poghju Marinacciu (San Biasgiu), a Croce (San Marcellu, San Quilicu, San Petru di Restallu, San Michele, Sant’Ubaldu), u Pulverosu (San Cristofanu), Ficaghja (Santa Maria Assunta), Scata (San Martinu di Lumitu), u Ghjucatoghju (San Ciprianu), u Prunu (Santa Maria di Canuvaria), u Silvarecciu (Sant’Austinu).
Durant toute cette période en Corse, a cappella désigne l’ensemble social et humain attaché à un lieu de culte secondaire, chapelle ou église romane attirant les communautés environnantes. Leur curé (cappellano), vicaire officiant assujetti au piévan, y assure toutes les fonctions liturgiques ordinaires, à l’exception du baptême. Et le centre principal d’autorité civile et religieuse demeure la pieve.
À la fin du Moyen-Age, l’habitat, fixé depuis longtemps à mi-hauteur, reste formé autour du noyau familial et ne compte que quelques maisons et des terres aux alentours. Le nombre de ces petits centres, ville ou villaggi, a augmenté en revanche au cours des siècles, au rythme d’une croissance démographique lente mais continue.
De nouveaux édifices de culte voient le jour, tout d’abord secondaires. Les vicaires du piévan ayant en charge les messes festives et l’enseignement de la doctrine vivent souvent en communauté dans une même maison, et sont appelés canonici. Ils s’établissent de plus en plus près de ces églises succursales qui se dotent entre temps de fonds baptismaux et d’un cimetière. Les couvents, principalement franciscains, viennent renforcer un réseau d’édifices déjà très dense, s’imposant comme structures concurrentes.
De par cette profonde transformation des structures religieuses, les réseaux mis en place dans le courant du XIIe siècle se désorganisent peu à peu. La pieve perd progressivement ses fonctions civiles, se réduisant à une dimension exclusivement religieuse. Elle finit par indiquer seulement le territoire de l’antique circonscription ayant pour centre une église baptismale. Même les anciennes cathédrales, rebâties au XIIe siècle sont abandonnées. Pour finir, les sièges épiscopaux seront transférés au XVIe siècle pour des raisons de sécurité, mais surtout pour s’adapter à cette nouvelle organisation de l’habitat.
Da cappella à parochja
Faisons maintenant un saut jusqu’à l’Époque Moderne, au milieu de ce XVIe siècle. Depuis déjà un siècle (1453), la République de Gènes qui domine la Corse en a placé la gestion à l’Office de Saint Georges, une banque chargée de contrôler l’île plutôt que de la mettre en valeur, son sous-développement étant un rempart à la convoitise des autres puissances.
Mais en butte aux familles notables corses (caporali et podestats), relais du pouvoir génois mais peu dociles et avides de privilèges, l’Office est considéré comme ayant failli à sa tâche. En 1562, le sénat génois reprend la Corse et entame une série de réformes institutionnelles, modifiant la représentation insulaire auprès de l’État, reprenant en main les institutions judiciaires, créant des structures civiles intermédiaires.
Galerie des cartes vaticanes - Détail - 1585 |
Le Dialogo nominato Corsica, écrit vers 1530 par Mgr. Agostino Giustiniani, évèque de Nebbiu, grand intellectuel génois et militant de la réforme, donne une description de ce nouveau découpage appliqué peu après à l’ensemble de la Corse. Ainsi on trouve au sein de l’Ampugnani : Capella de San Rocco, ou communauté de lo Piano, Capella ou Querino de Sant’Agostino de Silvareccio (et Santa Maria ou la Nunziata de Casalta) ou de Santo Sebastiano de Silvareccio séparé de Casalta.
La cappella désigne désormais une communauté regroupée en village ou hameau, commune des temps futurs, de plus en plus identifiée par le titre de l’édifice religieux bâti au cœur de la localité, ayant déjà la fonction d’église paroissiale et supplantant peu à peu l’ancien lieu de culte trop éloigné des habitations.
Cappella di Pieve
Un siècle plus tard, on panse encore les plaies des Guerres de Corse (1535-1564) ayant opposé Sampieru allié au Royaume de France à l’Espagne et Gènes. Elles ont laissé l’île dans un état aggravé de ruine et de disette, et les finances de la République sont exsangues. La Corse est toujours en prise à un désordre intérieur extrême sans que Gènes ne parvienne à la contrôler. De plus le péril grandissant de la piraterie turque contraint à jalonner son littoral de coûteuses tours de guet.
Dans un but avoué d’exportation de denrées pour sa propre subsistance, Gênes tente alors de transformer l’économie pastorale insulaire en une économie agricole par un plan de mise en valeur, la Coltivazione. On encourage ou oblige à planter cinq espèces d’arbres (châtaigner, olivier, amandier, noyer, mûrier). La Castagniccia y verra le début de sa « civilisation de la châtaigne ».
Sur un plan religieux, les mœurs de la population autant que du clergé local laissent largement à désirer. L’Église toute entière, séculière comme régulière, s’est mobilisée pour y faire appliquer les décrets du concile de Trente. De nouveaux édifices d’art baroque voient le jour, notamment en Castagniccia où se prépare l’éclosion d’un lignage de stucateurs ou décorateurs, les Raffalli de Pedicroce d’Orezza, dont l’art reflète une appropriation et une écriture insulaire de ce style. Les missions affluent, les évêques organisent synodes et visites pastorales.
En 1646, le compte-rendu scrupuleux de la visite du diocèse de Mgr. Giovanni Agostino Marliani, évêque de Mariana et Accia, donne une image très précise de la situation humaine, sociale et administrative de notre région. Chaque entité porte désormais le nom de parocchia ou parocchiale, dont une regroupe les communautés de Casalta et Piano.
Baptêmes à S.Maria pour Casalta et Pianu, 1591-1606. |
L’autre paroisse est celle de Silvareccio avec son église S. Agostino, mais qui n’est plus fréquentée car d’accès trop peu commode à la population, et dont les fonctions paroissiales ont été transférées à l’oratoire de S. Sebastiano, lui aussi au cœur du hameau principal, avec les fonds baptismaux et le Saint Sacrement.
Ainsi la pieve n’a-t-elle plus aucune réalité administrative à cette époque, si ce n’est dans l'imaginaire de la population, et la cappella est devenue paroisse à part entière. Mais un autre passage du compte-rendu retient notre attention :
Nota che le decime della Pievania sono propriamente quelle (che) si raccolgono nel territorio di Cappella di Pieve, cioè S. Maria e Silvareccio.
Nous voici donc en présence du terme cappella en tant que nom propre, dans Cappella di Pieve, entité apparemment formée par les communautés de S. Maria (soit Casalta et Pianu) et Silvarecciu. Le nom Cappella transmis oralement serait donc une contraction de Cappella di Pieve. Mais comment l’expliquer si ce n’est par le passage du nom commun au nom propre d’une cappella centrée non pas sur une chapelle secondaire mais sur la piévanie ? Et de quel type de cappella s’agit-il ? Celle du XVIe siècle génois ou celle du XIe siècle pisan ?
Nous l’avons vu dans le Dialogo, il n’existe pas au XVIe siècle de cappella qui soit entité unique pour nos trois communautés mais deux, voire trois distinctes. Nous pensons que l’origine est plutôt à chercher au cœur du Moyen-Age, à partir de la fin du XIe siècle, où nous supposons qu’une cappella devait être centrée sur Santa Maria Natività, piévanie d’Ampugnani. Un point tend à le confirmer : le territoire des trois villages est dénué de toute chapelle romane, exceptée Sant’Austinu de Silvarecciu dont l’origine d’époque romane semble avérée. Mais bâtie sur un col au carrefour des routes entre Ampugnani et Casinca, elle ne semble pas avoir joué un rôle central au sein d’une cappella, mais plutôt comme tant d’autres, de jonction et de communication entre les deux pieve limitrophes.
Mais laissons conclure l’historien Antoine Marchini :
De façon générale, nous savons qu’avant la fin du XIIe siècle, le territoire de la pieve est subdivisé en cappelle. Ces cappelle correspondent à des espaces qui possèdent leur propres églises et définissent l’unité de base de la perception de la dîme (a decima), cette redevance sur les revenus de la terre, payée soit en nature, soit en argent, destinée en principe à entretenir le clergé et les lieux de culte, à porter assistance aux plus démunis, et à permettre ainsi d’exercer le culte. Des spécialistes pensent que la géographie des cappelle a pu s’appuyer sur une géographie territoriale antérieure désignée par l’expression « loci et fines », qui précède la réforme grégorienne et sort de l’Antiquité.
Dans le cas de la pieve d’Ampugnani, les médiévistes rapportent qu’elle se partage entre quatre circonscriptions : Castindacqua, Valle di Sambiaxio, Valle di Restalo et Cappella de Pieve où se trouvent les ville de lo Silvareccio, lo Piano, la Casalta. Si nous considérons, au sens propre, la dénomination Cappella de Pieve, cette cappella porte le centre religieux de la pieve d’Ampugnani, c’est la cappella sur laquelle se situe la piévanie. Lorsque Mgr. Marliani, au XVIIe siècle, utilise l’expression Cappella di Pieve, il démontre que l’expression est assez forte pour avoir résisté aux modifications affectées au contenu du mot (cappella s’oriente vers parocchia) ; il s’appuie sur la définition médiévale de cappella lorsqu’il précise que Cappella di Pieve renvoie à une zone de perception de la dîme. Mais, son témoignage dit, de façon implicite, que les revenus de la piévanie se réduisent désormais à l’espace de Cappella.
Cappella ... canta
Ainsi, Cappella vient de Cappella di Pieve et dit plus que ce qu’en disent les vieux documents. Cappella demeure, depuis des siècles, peut-être mille années, un lieu pertinent pour les hommes qui vivent là. Pour eux, Cappella n’est pas seulement un lieu administratif, fut-il religieux. C’est le lieu où ils produisent et se reproduisent, où ils se rassemblent et se séparent, doutent, croient. C’est l’espace de la mort, de la vie, de l’amour.
S’y joue une forme de vivre ensemble, un désir fort d’y faire communauté (rôle ancien de la confraternità), tout comme des époques d’individualisme terrible ; esthétique est la forme du vivre ensemble : des images, des chants, non comme pratiques artistiques mais comme pratiques sociales, comme pratiques de transmission – ici, il faut l’admettre, depuis le Moyen-Age –, de partage, d’émotions, comme rituels d’intégration, comme discours du lien entre le « là » et l’au-delà, cette interrogation.
Un monde de sons et de voix, la voix modelée ainsi depuis des siècles, dans une longue nuit, porteuse du dialogue entre la vie et la mort, entre les vivants et les morts, entre la terre et le ciel, entre les vivants : le chant qui enchante, la voix qui accompagne, qui parle au sacré.
En la voix qui s’envole aujourd’hui résonne le chant du Moyen-Age, celui qui veut percer les mystères et qui dit aux assemblées qui l’entendent, à l’Église, ou ailleurs, qu’il faut chanter ensemble, communier par les sens plus que par la raison. La voix est dans la voix et la voix d’aujourd’hui transmet celles d’hier.
Bibliographie :
- Pieve dans wikipedia italien http://it.wikipedia.org/wiki/Pieve
- Capella dans l’Encyclopédie Treccani http://www.treccani.it/vocabolario/cappella1/
- Description de la Corse par Agostino Giustiniani. Antoine-Marie Graziani. Ed. Piazzola – 1993.
- La Corse génoise. Antoine-Marie Graziani. Ed. Piazzola – 1997.
- Relazione della prima visita pastorale di Monsignor Marliani. BSSHNC – 1890.
- Évêques corses et ligures en Corse au Quattrocento. L'exemple du diocèse d'Accia. Antoine Franzini. Cahier Corsica FAGEC – 2004.
- Le Moyen Age en Corse – Collectif. CRDP de l’Académie de Corse – 2012.
- Per isse pieve di u Cismonte. Antoine Marchini. CRDP de l’Académie de Corse – 2012.
Nous remercions M. Antoine Marchini pour son complément d’analyse et pour sa grande générosité.
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