8 novembre 2020

E prucessiò di a Simana Santa in u 1905


Les coutumiers des paroisses de Pianu et Casalta rédigés en 1905 nous donnent une idée assez précise de la vie liturgique quotidienne de nos villages à cette époque. 

Pour la Semaine Sainte, une description quasi-complète de nos processions du Jeudi Saint et du Vendredi Saint est faite par l’abbé Gabrielli, desservant de la paroisse de Pianu, alors que le curé Valentini de Casalta nous les retrace dans un style plus télégraphique. Il est à regretter l’absence du coutumier de la paroisse de Silvarecciu qui nous aurait donné un troisième regard complémentaire de ces moments où les trois communautés se visitent mutuellement.

Voici donc cette description du point de vue de Pianu :


Procession du Jeudi Saint.

Dans la soirée du Jeudi Saint, ordinairement entre six et sept heures du soir, on reçoit dans l’église la confrérie de Silvareccio qui, venant de Casalta, termine processionnellement ses visites par l’église de Piano

Pour cette réception les confrères de Piano s’avancent jusqu’au bout de la place de l’église, munis de la croix qui sert à l’exercice du chemin de la croix et de quelques bâtons dorés et ils font la haie à la confrérie de Silvareccio, ce qui se pratique toutes les fois qu’une confrérie étrangère à la paroisse vient visiter processionnellement l’église. 

Durant ce temps le curé de la paroisse se tient sur le seuil de la porte d’entrée de l’église en habit de cœur et en étole violette. Lorsque le curé de Silvareccio vient à entrer à l’église, il l’accompagne et le conduit au prie-Dieu qu’il lui aura fait préparer devant l’autel où se trouve le Saint Sacrement. 

Les confrères de Silvareccio chantent quelques strophes des stations de Metastasio (1) ou quelques versets du Miserere (2); puis s’il n’y a pas sermon le curé de Silvareccio récite les cinq Pater et les cinq Ave habituels, et l’oraison Respice (3). 

L’oraison terminée, le départ commence. Le curé de Piano accompagne le curé de Silvareccio jusqu’au bout de la place de l’église, puis il rentre à l’église pour se retirer chez lui.

Procession du Vendredi Saint.

Le lendemain matin de très bonne heure, ordinairement à six heures du matin, on se réunit à l’église paroissiale pour se rendre processionnellement à Casalta d’abord et à Silvareccio ensuite. 

Durant le trajet de Piano à Casalta on chante le Miserere et à la fin de chaque verset, tous les fidèles chantent le Miserere nostri Domine

À Casalta, après le chant de quelques strophes de Metastasio ou de quelques versets du Miserere, le curé de Piano agenouillé devant l’autel où se trouve le Saint Sacrement, récite cinq Pater et cinq Ave suivis de l’oraison Respice

Après ces prières a lieu le départ pour Silvareccio. La confrérie de Casalta se joint à la confrérie de Piano et cette dernière se place en tête de la procession, poste qu’elle ne quittera plus que sur le territoire de la paroisse de Piano. Là elle devra céder le pas à la confrérie de Casalta

Les deux curés de Piano et de Casalta marchent ensemble et suivent immédiatement les derniers confrères. À Silvareccio les chantres des deux confréries chantent quelques strophes de Metastasio ou quelques versets du Miserere, puis l’un des curés de Piano ou de Casalta récite les oraisons habituelles. 

Immédiatement après, on se rend à Piano où les chantres de Casalta chantent et le curé de la même paroisse récite les oraisons habituelles. Cela terminé les confrères de Casalta regagnent leur paroisse et les cérémonies du Vendredi Saint commencent dans l’ordre prescrit au Missel.


 

Prucessiò di u Ghjovi Santu, da u Silvarecciu - 1905



Prucessiò di u Vènneri Santu, da u Pianu - 1905


Volt’è gira è voga tondu

Vue d’en haut, on note immédiatement le caractère cyclique de ces processions reliant plusieurs villages, conformément à cet usage très répandu en Castagniccia et plus largement dans toute la Corse. Ici de surcroît, le sens de rotation s’inverse d’un jour sur l’autre, évoquant immanquablement a granitula qui s’enroule et se déroule dans une symbolique très forte de fin et de renaissance du monde mais dont le sens profond nous échappe encore aujourd’hui. Ce sens de rotation, sûrement pas dû au hasard, semble vouloir marquer un peu plus cette signification mystérieuse qui trouve certainement  ses racines dans un passé préchrétien.

On peut d’ailleurs noter que le clergé ne fait aucune mention d’a granitula, toujours pratiquée aujourd’hui à Casalta et Silvarecciu, alors qu’il donne des précisions sur les rites d’accueil confraternels, les chants, … Il est peu probable, on peut dire impensable qu’elle ne fût pratiquée à cette époque. Nous pensons plutôt que le clergé se cantonne à relater les usages les plus conformes aux dogmes de l’Eglise, évitant ceux plus éloignés, peut-être même tolérés à contrecœur ?

    

Accolta è fratellenza

Ces visites obéissent au principe de l’accueil de l’étranger sur son propre territoire, entre les membres du clergé entre eux, et les confréries entre elles dans des rituels bien distincts, mais identiques sur l’ensemble du temps liturgique bien au-delà de la Semaine Sainte. 

Lorsqu’une confrérie étrangère arrive sur le territoire, les confrères en tenue et munis des croix et bâtons de procession les accueillent en ligne, formant une haie d’honneur appelée ailleurs a parata. Une fois les visiteurs passés, les accueillants leur emboîtent le pas, s’incluant eux-mêmes dans la procession menée par les premiers. Ainsi toute l’animation sera à la charge de la confrérie visiteuse (granitula, chants, qui pourront être partagés, …). Et lorsque deux confréries processionnent ensemble, on cédera le passage à l’entrée de son propre territoire à celle devenue visiteuse. À son départ, cette dernière sera accompagnée jusqu’aux limites du territoire par la confrérie accueillante.

Ces pratiques résument à elles seules toute la pensée confraternelle basée sur l’accueil, le respect et la recherche de la paix entre les communautés.


Trè cunfraterne, duie prucessiò

Le Jeudi Saint, la confrérie de Silvarecciu se met donc en mouvement pour visiter les sépulcres de Casalta et Pianu. Le vendredi, celles de Pianu et Casalta vont ensemble visiter celui de Silvarecciu.

Pianu et Casalta évoluent donc dans un même mouvement mené par Pianu, alors que Silvarecciu évolue seule. Il faut en chercher les sources dans le passé du territoire de Cappella d’Ampugnani, toujours formé en 1646 de deux communautés, celle de S. Agostino de Silvareccio d’une part, et celle de S. Maria Natività, parocchiale a due ville dont les fonctions liturgiques sont partagées entre les oratoires de S. Rocco dello Piano et la Nunziata alla Casalta. Ce dernier, en accueillant le Saint-Sacrement, devient paroisse à part entière alors que San Rocco gardera longtemps son titre de vici parocchiale di Santa Maria.

Statuti di a cunfraterna di u Pianu - 1714


La trace la plus ancienne des confréries de Cappella remonte à 1714 lorsque la Confraternità delli disciplinati di Santa Croce del Piano d’Ampugnani rédige (plus probablement réécrit) ses statuts. Un article ajouté en 1731 atteste qu’elle regroupe les fidèles des deux ville de Pianu et Casalta. C’est donc là qu’il faut sans aucun doute trouver l’explication de ce mouvement processionnel commun transmis jusqu’à nos jours et conduit par le groupe portant à l’époque le titre de la confrérie unique, Pianu.

La fondation future d’une confrérie à Casalta (attestée en 1884) indépendante de Pianu, ne modifia pas l’usage ancestral des processions de la Semaine Sainte entre nos trois villages.       


Messe è Uffizii

C’est cette fois-ci le curé Valentini de Casalta qui nous renseigne un peu plus sur les autres rites de la Semaine Sainte : 

Le Mercredi Saint. À quatre heures du soir (de l’après-midi) Matines et Laudes. On prépare le reposoir pour le lendemain. Le curé a l’habitude de donner à boire à ceux qui ont travaillé au reposoir.

Jeudi Saint. À dix heures messe chantée. Chaque feu apporte une lampe pour brûler devant le reposoir. À trois heures du soir (de l’après-midi), Matines et Laudes. On reçoit la procession de Silvareccio à six heures du soir.

Vendredi Saint. À sept heures du matin on reçoit la procession de Piano ; celle de Casalta s’y joint pour se rendre à Silvareccio et à Piano pour visiter les reposoirs ; au retour office du jour, adoration de la Sainte Croix, messe des Présanctifiés (4) ; à quatre heures du soir Matines et Laudes.  

Samedi Saint. À neuf heures bénédiction du feu, chant de l’Exultet (5), lecture des prophéties, renouvellement des fonds baptismaux, chants des litanies, messe chantée. À une heure du soir bénédiction des maisons.

(Dimanche de) Pâques. À dix heures grande messe, sermon. À trois heures, bénédiction du T. S. Sacrement. 

Même cérémonie pour le Lundi de Pâques.


Comme on le sait, les confréries ont la charge d’animer et chanter les offices religieux en plus des processions. On reconnait ceux-ci sous le nom de « Matines et laudes » portant le nom d’Office des Ténèbres durant le Triduum pascal (Jeudi, Vendredi et Samedi Saints). On chantait les Ténèbres du Jeudi Saint au soir du Mercredi Saint, celles du Vendredi Saint au soir du Jeudi Saint et celles du Samedi Saint au soir du Vendredi Saint. 

Mais c’est lors de l’office dit le jeudi soir qu’un grand chandelier à 15 cierges, appelé triangle ou herse, était placé dans le chœur, et les cierges éteints peu à peu au rythme des antiennes chantées tout le long de cette longue cérémonie jusqu’à ce que retentisse dans l’église plongée dans l’obscurité u fracassu, le vacarme évoquant le tremblement de terre et la confusion au moment de la mort du Christ. La fin de l’office est censée être à la nuit tombée.

Mais on peut se demander si à Casalta les confrères ne célébraient pas cet office de jour plutôt que de nuit, les Matines et Laudes débutant tous les jours à 4 heures de l’après-midi sauf le jeudi où il se concluait avant 6 heures pour recevoir la procession de Silvarecciu. Il en est de même pour Pianu qui attendaient la procession moins d’une heure plus tard. Quant à Silvarecciu, de retour chez eux vers 8 ou 9 heures du soir, il est probable que l’office ait eu lieu avant la procession, et donc également de jour.

Malheureusement rien dans la mémoire orale ne nous renseigne sur ces offices des Ténèbres célébrés en Cappella. Seul un chandelier à 15 branches demeure dans la chapelle S. Austinu de Silvarecciu, unique relique d’un riche passé ...



Un sèculu dopu

Au lire de ce témoignage saisissant datant d’il y a plus d’un siècle, nombreuses sont les mutations subies par ces pratiques que l’on pense pourtant gravées dans le marbre. 

Le clergé en est absent depuis longtemps. Les confréries ont disparu à l’après-guerre. Mis à part Perdono mio Dio, tous les chants ont été substitués par des cantiques en français. La dépopulation du village de Pianu a entrainé l’arrêt des processions de ses habitants. La procession du jeudi a changé de sens, sans doute pour de simples raisons de commodité. Dans les années 1980 la procession du vendredi a été déplacée le soir afin de la préserver d’une mort annoncée. L’emprunt de la route goudronnée plutôt que des anciens chemins devenus impraticables a entraîné un allongement considérable de la durée des processions.

Penser donc que la tradition est figée, que la réalité d’un territoire dont on est témoin de son vivant puisse avoir été semblable par le passé, s’avère bien souvent une pure vue de l’esprit qui ne résiste que par la rareté des traces écrites pouvant décrire notre histoire locale. Les vicissitudes de chaque époque agissent sur les modes de pensée et forcent les hommes à adapter leurs modes de vie et leurs pratiques aux contextes nouveaux.

Il demeure que des gens ont spontanément continué à se revêtir des habits de leurs anciens bien après la disparition des structures confraternelles, à perpétuer des gestes, des usages communautaires venant du fond des âges et dont le sens même nous échappe aujourd’hui, sans jamais y renoncer. 

C’est à tous nos paisani vivants et disparus que nous voulons ici rendre hommage pour le miracle accompli.






(1) Metastasio : en fait, Via crucis écrites par Pietro Metastasio (Pietro Trapassi) poète né à Rome le 3 janvier 1698 et mort à Vienne en Autriche le 12 avril 1782. Ces Via crucis (Teco vorrei Signore, Avec Toi Seigneur je voudrais ...) ont été très largement diffusées dans l’ensemble de la Corse


(2) Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam (Ô Dieu ! aie pitié de moi, dans ta grande miséricorde) est un psaume d’affliction, le Psaume 50 long de vingt-et-un versets.


(3) L’oraison Respice est en fait l’Oratio super populum de la messe du Mercredi Saint (c’est une pratique ancienne de reprendre l’oraison sur le peuple qui conclut les messes de Carême à l’office de vêpres qui les suivent). Du reste, l’oraison Respice est la seule dite à tous les offices du Triduum, depuis vêpres du Mercredi Saint à none du Samedi Saint, elle contribue à l’unité et à l’identité liturgique forte de ces trois jours. 

Réspice, quæsumus Dómine, super hanc famíliam tuam, pro qua Dóminus noster Jesus Christus non dubitávit mánibus tradi nocéntium, et crucis subíre torméntum.

Nous vous prions, Seigneur, de regarder en pitié votre famille, pour laquelle notre Seigneur Jésus-Christ n’a point refusé de se livrer entre les mains des méchants, et de souffrir le supplice de la croix.

https://schola-sainte-cecile.com/2013/03/06/la-reforme-de-la-semaine-sainte-de-1955-3eme-partie-loffice-des-tenebres/


(4) Messe des Présanctifiés : On appelle parfois « messe des Présanctifiés » l’office de l’après-midi du Vendredi saint ; cette célébration garde en effet la structure d’une messe, mais, au jour où le Christ est mort, l’Église ne renouvelle pas le sacrifice eucharistique ; la communion qui achève l’office est donnée avec les hosties consacrées la veille — donc « présanctifiées » — à la messe du soir du Jeudi saint.

https://liturgie.catholique.fr/lexique/presanctifies/


(5) Exsúltet jam angélica turba cœlórum (Qu’exulte maintenant la foule des anges du ciel). Dans le Missel Romain, il est prévu de le chanter pendant la célébration nocturne de la vigile pascale, le soir du Samedi saint, dans le chœur de l’église, avant le commencement de la liturgie de la parole, au pied du cierge pascal qui a été allumé au feu nouveau béni à l’extérieur de l’église.